Culture et mémoire à Rome
Maurizio Bettini
En novembre 2019, le labex TransferS et Jean Trinquier (Département des Sciences de l’Antiquité de l’ENS / AOROC) accueillent Maurizio Bettini, professeur émérite de Lettres classiques au Centre Anthropologie du monde antique de l’Université de Sienne. École normale supérieure, 45, rue d’Ulm, 75005 Paris.
Culture et mémoire à Rome
À Rome, selon la croyance populaire romaine, la mémoire d’un individu serait située dans le lobe de l’oreille. Cette image nous offre la possibilité de réfléchir sur l’un des traits les plus importants de la formation de la culture romaine, notamment archaïque, à savoir son lien avec l’oralité, avec la parole parlée. Si les Romains situaient la mémoire dans l’oreille, c’est parce qu’ils étaient encore conscients du fait que le corpus de connaissances hébergé dans chaque individu se constitue par voie aurale ; le patrimoine de la mémoire est formé en premier lieu par la sédimentation des dialogues, des monologues, des récits, des chants, des formules, des énoncés solennels, et non par des rangées de signes graphiques tracées sur une pierre, une tablette ou une feuille, là où il n’est plus question d’oreilles, mais d’yeux.
Quand donc nous nous intéressons au monde des Romains, il est très facile de commettre l’erreur d’ignorer la différence profonde qui sépare une société dans laquelle la mémoire était encore confiée aux oreilles d’une société où elle est en revanche confiée aux yeux – paroles entendues vs paroles lues. À partir du IIIe siècle avant notre ère, à Rome aussi l’écriture s’est affirmée progressivement dans les différents champs du savoir. Cela signifie-t-il pour autant qu’à partir de cette date la culture romaine a commencé à fonctionner de la même façon que les sociétés médiévale, renaissante et moderne ? Nullement. Les Romains ont continué à réserver à la parole parlée un espace significatif, et surtout autonome, à côté de celui occupé par la parole écrite. Des aspects fondamentaux de la culture – comme le droit, la coutume, la religion, l’espace, le temps, la production littéraire, et jusqu’à la recherche érudite – réservent en fait un rôle central à la parole parlée, selon des modalités qui diffèrent profondément de la façon dont ces mêmes manifestations culturelles ont été conçues au cours des époques suivantes. Le rôle fondamental joué par la “parole parlée” dans la culture romaine apparaît particulièrement clairement dans trois domaines importants, que nous nous proposons d’analyser : la conception du destin (fatum), celle de la norme sociale (fas), et enfin, surtout à l’époque archaïque, celles des formes phoniques qui permettent aux poètes de donner vie à leurs créations.
Programme des séances
1. La mémoire de l’oreille
Mardi 12 novembre, 10h-12h, salle Beckett, 45 rue d’Ulm
Le séminaire prévoit une analyse systématique de certains aspects essentiels de la culture romaine : le droit, la coutume, la religion, l’espace, le temps, la production littéraire, la recherche érudite. On mettra en lumière, dans chacun de ces domaines, le rôle spécifique qui est dévolu à la “parole parlée”, laquelle est une composante irremplaçable de ces formes de création culturelle.
2. Fas
Mercredi 13 novembre, 15h30-17h30, salle de séminaire du Centre d’études anciennes, 45 rue d’Ulm
Une “loi” sans les dieux. Ce troisième séminaire se propose d’analyser une autre des notions cardinales qui se trouvent au fondement de la culture romaine, la norme de comportement social et personnel qui reçoit le nom de fas. Contre l’interprétation traditionnelle, qui en fait une sorte de loi divine émanant des dieux eux-mêmes, on montrera que le fas doit plutôt être compris comme une uis, une “agency” supérieure, active dans l’intériorité de chaque individu, et déposée en lui par le “discours” traditionnel de la communauté.
3. Les harmonies phoniques de la poésie romaine archaïque
Mardi 26 novembre, 10h-12h, salle Beckett, 45 rue d’Ulm
En prenant pour point de départ certaines intuitions fondamentales de Ferdinand De Saussure, on analysera le rôle formel que la parole parlée, le son, l’harmonie phonique ont joué dans les premières créations littéraires de Rome. On cherchera aussi à décrire l’effet que ce style particulier de composition poétique, abandonné par la suite par les Romains, était en mesure d’exercer.
4. Fatum
Jeudi 28 novembre, 17h30-19h30, salle F, 45 rue d’Ulm
Le destin en Grèce et à Rome. À travers une comparaison entre les conceptions grecque et romaine du destin, on cherchera à mettre en lumière la différence profonde qui sépare les deux représentations culturelles, et en même temps l’importance que la “parole parlée” a revêtue dans la manière dont les Romains ont construit leur notion de fatum
Organisation : Jean Trinquier